Texte du sujet: Sorcellerie, sujet 1 : "D'ici et maintenant, d'ici et d'ailleurs"

A califourchon sur la poutre, j’observais l’agitation qui régnait dans la cuisine. C’était un angle nouveau, ça : au-dessus des têtes. En me penchant, je pouvais distinguer les débuts de calvitie de papa. Il était occupé à pétrir le pain. A côté, maman, armée de son habituel et terrible couteau, fendait des ventres de poisson dont elle versait ensuite les entrailles dans un seau prévu à cet effet. La lumière se déversait par les vitres claires, oblique. J’ai sauté.

« Thalia ! »

J’ai souri grand et répondu : « Maman ! ». Je lui avais fait peur. Elle en avait lâché son couteau. Le seau s’était renversé, et les viscères humides commençaient à se répandre sur le carrelage froid.  Je m’agenouillai pour les ramasser, plongeant les mains dans la matière tiède, insaisissable. Je l’approchai de mon oreille – y entendrais-je la mer, comme avec les coquillages ? Maman me vit faire, et dit :

« Voici ce que tu cherches : ‘Et l’unique cordeau des trompettes marines’. »

Je penchai la tête sur le côté, étonnée. L’unique quoi ?

« C’est Apollinaire, ajouta-t-elle. C’est un poème. Il fait un vers. Tu cherches la musique, la voilà. »

Je finis de ramasser les entrailles de poisson et m’essuyai les mains sur les joues avant de les laver, sur la pointe des pieds pour atteindre le robinet. J’étais pensive.

« Mais c’est quoi, des cordeaux ?

— Tu demanderas à Nimue lors de la cérémonie, ma biche.

— Je suis pas une biche. Je suis une loutre, c’est papa qui l’a dit. »

Papa leva les yeux de son ouvrage et acquiesça doucement, en ajoutant que ça se voyait de loin, vu la manière dont je traitais les poissons. Avant de partir, je m’excusai auprès de maman en lui faisant un baiser sur la joue, mais c’était surtout pour étaler un peu de sang sur son visage à elle. C’était joli.

Dans le salon, il y avait l’autel. J’adorais l’autel. C’était là qu’on y trouvait l’athamé qui sert aux rituels, avec son manche de bois noir et sa lame à peine courbe – un éclat de lune. Il était dans un coin, l’athamé, même si c’était mon objet préféré de l’autel. Avec le lierre – parce que je m’appelais Thalia. Du lierre, il y en avait toute l’année ; il était disposé toujours différemment, au milieu, sur les côtés, pour donner une impression de changement constant. Maman disait mutabilité. L’autel était également fait de fleurs, d’un pentagramme, de bougies et d’encens, et pour représenter la Déesse et le Dieu, deux chandeliers que l’on avait faits tous ensemble l’été dernier. Avant c’étaient des dessins au fusain. Comme le disait papa, ça ne changeait rien, au final. « Les principes divins ne vont pas s’énerver parce qu’on plante des tulipes plutôt que des pivoines ! »

L’autel était au centre de la pièce. Autour, il y avait un espace vide, circulaire. C’était le cercle de magie. On y pratiquait toutes sortes de choses, mais elles étaient principalement ennuyeuses, comme s’assoir et méditer pendant des heures ou fabriquer des savons. Heureusement, il arrivait que certaines séances rituelles soient plus drôles ; j’aimais surtout quand l’on se racontait des histoires, celles de temps anciens quand le cerf mourait d’amour pour que son enfant vive, celles des nuits épiques lors desquelles le vent était descendu des cimes pour s’offrir aux mains des femmes et faire d’elles leurs prophètes ; aussi j’aimais les litanies, les chants profonds que l’on puisait dans les abîmes du ventre – comme les entrailles de poisson.

« Et l’unique cordeau des trompettes marines ». Je pris le pot de gros sel qui traînait sur une étagère, l’athamé et le pentacle, et les fourrai dans un sac à dos. Je ne voulais pas attendre la cérémonie pour rencontrer le mystère. J’allais chez Nimue.

Je traversai le village qui s’éveillait doucement. C’était l’heure parfaite. Le Cornu transperçait l’est avec la force propre au mois de mai, si bien que les fleurs, qui ne sont rien d’autres que les parties génitales des plantes, s’ouvraient avec délice à ses caresses encore fraîches. Je bondissais sur le trottoir ; c’était samedi, c’était la lune montante, c’était le printemps, Beltane passée et filant tout droit vers Litha – la saison des feux ! Je me sentais brûlante moi aussi. La beauté de ma magie, pensais-je, c’est qu’elle est sans maison, et sans dieux. Ce soleil, cette énorme orange radioactive que l’on tète amoureusement, n’est pas plus dieu que moi, qui ne suis pas plus dieu que lui. Ce n’étaient que des noms pour la magie. Thalia, ce n’était qu’un nom, posé sur un vivant. Ma magie, c’était m’allonger dans le vivant, et chanter avec lui. Quelques camarades d’école me virent filer le long des trottoirs et pointèrent du doigt, effarés, les taches rougeâtres que j’avais sur les joues. Ah oui ! J’oubliais ! La mort aussi, il fallait s’allonger avec. C’est elle qui fait le vivant.Mais ce n’était pas la saison ; c’était la saison des feux.

J’allais à la rivière, traversant les allées de béton sans les voir, saluant les commerçants éberlués qui devaient encore penser que mes parents méritent la prison et moi l’asile. Je courais d’un bon train quand je rentrai dans quelqu’un. C’était M. Sanfoi, le psychologue du coin.

« Oh ! Pardon m’sieur ! Je vous avais pas vu !
— Où cours-tu comme ça, gamine ?
— A la rivière.
— Pour quoi faire ?
— Pour aller voir Nimue. »

Il fronça les sourcils et passa une main confuse dans sa barbichette. Il était irritant de propreté, M. Sanfoi. Je le saluai prestement et déguerpis. Voulus déguerpir. Il me saisit par la manche en coton et approcha son visage tout propre de mon visage tout sale.

« Mais qu’est-ce que tu as sur le visage, ma petite, des mûres écrasées ? »

J’éclatai de rire. Des mûres, en mai ! Et de cette couleur ! Pourquoi pas des myrtilles tant qu’à faire ? Il avait du boulot, le vieux, avant de se réincarner en être supérieur (en femme évidemment, c’est maman qui le dit).

« Non, M. Sanfoi, c’est du sang de poisson. »

Il eut un mouvement de recul.

« C’est bon pour la santé, ajoutai-je en espérant alimenter sa terreur. Et c’est pas moi qui l’ai tué, promis. C’est la loutre, elle nous les ramène. »

Sanfoi, désormais assez loin de mon visage pourtant radieux, essuya la sueur qui commençait déjà à perler sur son front. Il avait sans doute chaud sous son complet marron.

« Quelle loutre, ma petite ? »

Là, il commençait à me courir sur le haricot magique, le vieux coincé. Perdant mon sourire printanier, je lui répliquai froidement, serrant les bretelles de mon sac à dos :

« Non mais faut arrêter avec ça, m’sieur, je suis pas TA petite ! Et la loutre, elle est dans le ruisseau, et elle ramène des poissons ! Toi peut-être que t’as un chat qui te ramène des rats crevés, ben nous c’est des poissons, et même que maman elle les vide, et les poissons c’est la fertilité. Faut lire ! Allez salut. »

Pour me venger, et avant qu’il ne dise quoi que ce fût de malvenu, je me frottai vigoureusement la joue pour y recueillir quelques sang séché et l’appliquer, en bondissant, sur sa joue moite. Là. C’était presque une gifle, mais à la verticale.

Je ne me retournai pas avant de parvenir à la rivière. J’y plongeai ma main souillée par le contact de M. Sanfoi et ses morales délétères ; enfin, je m’assis au bord de l’eau, et laissai mon souffle s’apaiser. La rivière passait au beau milieu du bois. Elle était claire, épaisse et rapide : ça s’appelle une eau vive. C’est très bien pour faire du bateau. Le bois, lui, était touffu et bruissant. Mutabilité. Dans la forêt, la mort est d’une grande simplicité, parce qu’elle n’est pas séparée de ce qui croît encore.

J’ôtai mon sac à dos, mon jean, et plongeai mon visage dans la rivière. Je lui rendais le sang du poisson. Le soleil faisait miroiter l’onde. La canopée murmurait doucement, inoffensive, charmeuse. Je connaissais par cœur ces litanies de printemps ; elles mentaient, mais sans le savoir. Le ruisseau en hiver, paraît-il, ne se souvient pas des rayons estivaux. « But with a sweet forgetting, / They stay their crystal fretting. » Elles mentaient, mais c’était un doux mensonge en la saison des feux ; place aux violences solaires, d’accord.

Je traçai un cercle de gros sel et m’agenouillai au milieu, le pentacle autour du cou et l’athamé dans les mains. C’était l’heure d’aller voir Nimue. « Et l’unique cordeau des trompettes marines… » Je murmurai :

Nyneve des mémoires Nyneve aux étangs

Nyneve qui tient l’eau des sources éternelles

Niniane aigue-marine au palais de cristal

Niniane donne-moi la main jusqu’au sentier

               D’air. 

Et, d’un coup sec, j’entaillai légèrement ma paume avec l’athamé. Quelques gouttes de sang imprégnèrent la terre humide, grouillante. Ca ne faisait pas mal. Je fermai les yeux et poursuivis :

Niniane sans douleur presse ta main véloce
Aux arêtes paisibles de ma nuque folle

Dévoile le secret sous les roseaux ployant ;
Et l’unique cordeau des trompettes marines ?

 

J’attendis. Entre mes mains, il me sembla que l’athamé devenait tiède, ou peut-être mou, plus doux en tous cas. Je n’osai pas regarder – la Dame du lac est invisible. Nimue, Nimue, dis-moi : Et l’unique cordeau des trompettes marines ?

Un frisson me parcourut des doigts de pied jusqu’aux tempes. M’avait-elle effleuré ? Je serrai le manche du couteau sacrificiel entre mes mains. Un peu de sang coula sur mes genoux, mais ça ne faisait toujours pas mal, elle susurrait à mon oreille. La naïade d’ici. Viviane. Elle susurrait cette chanson sans mots – une mélopée ? Et l’unique cordeau des trompettes marines…Et l’unique cordeau des trompettes marines… Long, et si bref, un serpent de mer enroulé autour des reins de Laocoon. Diane, c’est toi ? Et l’unique cordeau des trompettes marines… Non. Thétis, Thétis chevauchant une écume. Je m’affaissai doucement, sur le côté, m’allongeant, le flanc contre l’herbe.

 

Je revins à la maison dans l’après-midi. Papa avait cuit le pain et toute la maison en portait l’odeur. Je déposai l’athamé souillé sur l’autel, comme un cadeau, ou peut-être un témoignage, remis le gros sel à sa place et le pentagramme au milieu des autres artefacts. Avant de délaisser mon cercle, je l’avais patiemment détruit : le gros sel revient à la terre, le sang aussi. Je m’étais lavée dans les clapotis froids de Nimue et avais fait la sieste à ses côtés. Maintenant, maman va souffler sur l’entaille de ma paume, papa va faire des longues tranches de pain aux céréales et on va goûter. Ensuite, j’irai causer avec la loutre du ruisseau, ma soeur.

Partager

Submit to FacebookSubmit to TwitterSubmit to LinkedIn
MaHell
Superbe texte, poésie et rites celtiques, plus Nimue ce prénom qui m'est si cher. bravo
0
A-Nacht
Le subtil mélange de narration et de poésie (tout en respectant le thème) est super bien réussi. Bravo !
0
AirellaRed
Je me régale à chacun de tes textes. Celui-ci est sublime.
0
Community Builder Avatar
Leeloorocks
Je suis en amour de ce texte ! <3 J'adore comme tu as mixé les concepts magiques traditionnels avec ton univers !
0

Commentaires réservés aux utilisateurs inscrits.