Texte du sujet: La Mer - Sujet 1 : "Éléments déchaînés"

Le loup gris.

La mère de toutes les salopes, qu’il l’appelait. Sa Méditerranée.

Celle qui, comme un immense lac, voit son ciel s’assombrir, ses vagues enfler, ses vents se déchaîner, tournoyant d’une minute à l’autre, sans prévenir.

Ce soir là pourtant, sur le port, tout était calme, réconfort du marin, apéritif. Prendre la mer de nuit, passablement ivre, ne l’inquiétait jamais. Si ce n’était ce maudit cap de Creus !

Titi skippait le bateau de plaisance de Jean-Jean. De la Costa Brava à la Côte Vermeille. Aller et retour. Retour et aller. Et ainsi de suite. Les cales toujours remplies de contrebandes quelconques. Oh ! Pas grand-chose. Juste de quoi marchander un peu leur existence, au café du commerce de la vie. De quoi survivre jusqu'au lendemain.

La présente livraison l’avait surpris, mais ne l’inquiétait pas plus que ça, lui, le navigateur averti. Pas de drogue, ni de cigarettes, ni de palette d’alcool, cette fois-ci. Non ! Seulement un passager pour le moins étrange, dans sa cage. Un loup. Il avait pour habitude de ne pas poser de question.

Jean-Jean, qui souffrait du mal de mer, dormait toujours en cabine durant la traversée, deux grammes de rhum dans chaque veine. C’était son plaisir, Jean-Jean, d’avoir un bateau. Pas de s’en occuper. Il ronflait fort. C’est lui qui dénichait les magouilles et, ce coup là, il avait fait fort. Faire passer la frontière à ce loup allait leur rapporter une petite fortune. Peut-être même de quoi faire une pause, boire sans compter, voyager dans des draps inconnus.

C’est en s’éloignant de la côte que les nuages commencèrent à s’amonceler. Noirs. Soudains. Imprévisibles. Rien de grave, non. Le présage d’une bonne bravassée à venir. C’est tout. Encore un coup de la mère de toutes les putes, comme ils en avaient l’habitude.

La Méditerranée remua, les vagues montèrent. Jean-Jean se réveilla, l’œil vide et la bouche empâtée. Ce furent les hurlements du loup, qui attirèrent son attention. Et le va-et-vient de Titi, sur le pont, sous la pluie, qui tombait déjà dru. Des gouttes grosses comme le poing. La lune pleine s’était voilée. Les ténèbres entouraient le bateau, magnifiques. Menaçantes. Plus aucun instrument de navigation ne daignait fonctionner.

Le gitan, qui avait commandité l’affaire, leur avait demandé la plus grande discrétion, monnayant leur service contre un bon paquet d’oseille. Quelqu’un devait les attendre au bout de la jetée, pour réceptionner le colis. Quelqu’un de discret, d’important, vêtu de noir. Le double de l’argent à la réception. Tout juste fallait-il s’assurer que la cargaison fut en bonne santé. Ce qui n’inquiéta pas Jean-Jean.

Tout de même, il était glauque ce mec, avec son regard presque aveugle, sa voix de rocaille, ses fripes de sorcier moyenâgeux et ses babioles d’astrologue, qui cliquetaient à son coup et paraient ses poignets. Il lui avait laissé comme un mauvais pressentiment. Peut-être sa manière de conclure chacune de ses phrases par une référence aux constellations, à toutes sortes de croyance étranges, d’un autre siècle. Le bien être de son animal, qu’il les enjoignait de traiter sans doute mieux qu’un être humain, paraissait lui importer plus que la sienne. D’ailleurs, il toussait trop. Sans doute le cancer.

Enfin, Titi et Jean-Jean s’en foutaient. Seul compte le cash, n’est-ce pas ?

Tandis que le bateau tanguait de plus en plus violement, la tempête prenant un tour inquiétant, le loup, lui, s’affolait dans sa cage. Tournant sur lui-même, se mordant la queue, hurlant à la mort. A y regarder de près, il avait la même décoloration des yeux que le gitan qui l’avait déposé là. Des pupilles pâles, extrêmement. Bizarre, pensa Jean-Jean. Il avait envie de vomir.

Titi n’avait jamais vu de vagues aussi hautes. On aurait dit des immeubles d’eau. Sombres. L’écume et la grêle se mêlaient maintenant dans un râle puissant, entrecoupé d’effrayants coups de tonnerres. Etaient-ce les vapeurs de pastis ? La peur au ventre ? Malgré son expérience, ses efforts pour tenir le voilage et la barre, il n’en voyait pas le bout. En fait, à part son heure venir, il ne voyait plus rien du tout. Les vents étaient furieux.

Enfin, comme un coup de semonce dans les entrailles de la mer, ils entendirent la coque se fendre.

Perdant son équilibre, Titi glissa, s’assommant presque, et le ventre de Jean-Jean se tordit sans prévenir. Le loup aussi n’en pouvait plus. Son pelage, hérissé comme les vagues qui renversaient la cabine, paraissait autant acéré que ses dents. Sa langue battait l’air. Ses yeux se révulsaient presque. Jean-Jean était fasciné, tétanisé.

« Vite ! Le canot de sauvetage ! » cria Titi, reprenant ses esprit dans un sursaut de conscience. Et il s’échina à le mettre à l’eau. Puis, il pénétra dans l’habitacle, ses vêtements collés contre sa peau, ses cheveux dégoulinants de sel et de sang, et tira Jean-Jean de sa léthargie. Ce dernier n’était plus capable de faire un geste, hypnotisé par la situation, sûr de vivre sa dernière heure. Le loup se cognait contre les barreaux de sa cage.

Sans réfléchir, Titi tira son vieux compagnon presque amorphe, par l’épaule et tenta de le porter, du reste de ses forces. Jean-Jean divaguait dans une semi réalité, teintée de mauvais rêves et de relents d’alcool.  Il hallucinait. Le déchaînement des éléments n’atteignait plus ses sens, ni son cerveau. Il se laissait bercer par les soubresauts du navire, molesté par la tempête impétueuse. Et par le chant martyrisé du canidé enfermé.

C’est en voyant le canot, qu’il revint à lui-même. Il pensa à sa vie de galérien sans trop de sous, de traîneur de bars, de moins que rien. Il pensa à sa mère, partie trop tôt. A son père, violent. A son vieux pote Titi, qu’il ne reverrait plus. Il pensa à la mort. Et à sa rédemption. Que faire ? Alors que les vagues, infernales et brusques, s’emparaient de ce qu’il restait de leurs carcasses et de celle du bateau. Que pouvait-il faire pour sa rédemption ? Il pensa au gitan.

C’est vrai que les deux compères s’en foutaient généralement pas mal du reste de l’humanité, et encore plus du règne animal. C’est vrai qu’ils ne brillaient pas par leurs consciences respectives. C’est vrai qu’ils ne méritaient pas le pardon. Et il pensa au loup. Foutu pour foutu, se dit-il ! Il avait l’air d’y tenir vraiment, cet inquiétant gitan, à son clébard. Mentalement, il revit ses yeux, se remémora sa voix rauque, revit les iris écarquillés du loup, l’entendit supplier. Alors, dans un dernier délire, c’était plus fort que lui, il fit demi-tour.

Le loup scrutait son regard derrière les barreaux clos, ses lèvres retroussées, en appui sur ses pattes avant, anormalement fixe. Il avait l’air humain. Titi gueulait de toutes ses forces. « Reviens merde ! Laisse ce foutu chien crever et reviens ! Putain ! Tu vas mourir !»

Mais Jean-Jean ne l’écoutait plus. Il mit du temps, quelques secondes au moins, pour retrouver la clé et la tourner dans le cadenas, qu’il arrivait à peine à saisir. Et tandis que la coque se fendait de bord en bord, il délivra le loup, qui bondit et s’enfuit.

Sur le pont brisé du voilier, Titi fut saisi d’horreur, en apercevant cette bête de muscles et de poils foncer sur lui, avec son regard luisant. Dans le minuscule halo de lumière de la lune, qui se découvrait légèrement, le loup le renversa et sauta dans le canot. Ils coulaient.

Tout d’un coup, sans que rien ne l’ait laissé prévoir, cependant que la barque s’éloignait avec le loup dessus, fier et calme, silencieusement, la tempête faiblit. Puis elle s’arrêta, net. Plus de vagues déchirant la Méditerranée. Plus de vent. Plus de nuages. Seulement du calme. Un calme immense.

Malgré son piteux état, le bateau continua d’avancer, comme emporté sur un tapis d’eau claire. Etait-ce le geste d’humanité de Jean-Jean ? Ou ce récit n’était qu’un délirium-trémens ? Nous ne le saurons jamais. Toujours est-il que nos deux amis se retrouvèrent, remués de trouille mais sains et sauf, à contempler la mer qui s’éloignait sous leurs pieds, rétrécissant après eux, à mesure que leur navire les entraînait vers les étoiles, en direction de la lune, froide et grise comme les yeux d’un loup. Ou ceux d’un gitan.

Et au bout de leur périple, comme accoudée sur la Voie Lactée, il y avait une jetée. Et au bout de la jetée, au dessus de la mère de tous les dangers et de toutes les libertés, attendait un homme discret, vêtu de noir, caressant l'animal sauvage, qui les accompagnerait dans leur dernière épopée.

Partager

Submit to FacebookSubmit to TwitterSubmit to LinkedIn
plancton2000
Un récit bien tissé, avec une ambiance cohérente. J'ai aimé le lire, surtout avec les ruptures de narration apportées par le discours indirect libre (qui nous met dans l'esprit fort pragmatique des personnages). J'aimerais voir ce que ça donne sur quelque chose de pus long n_n
0
Yoxigen
L'ambiance est vraiment bien retranscrite, on est dedans du début à la fin. Deux petits trafiquants face à quelque chose qui les dépasse... Et face à leurs consciences.
0

Commentaires réservés aux utilisateurs inscrits.