Texte du sujet: Animalité, sujet 2 : "Totem"

Je ne me rappelle plus de notre première rencontre mais elle remonte probablement à l'époque où je n'étais pas en âge de me forger des souvenirs sur le long terme. Mon premier souvenir de lui, c'est quand j'avais 6 ans. J'étais dans un jardin, turbulente, comme d'habitude, je criais et gesticulais dans tous les sens. Il est sorti d'un buisson en marchant d'un pas décidé, en me fixant, en avançant vers moi sans que rien d'autre ne puisse perturber sa mission. Il s'est arrêté devant moi, s'est assis, continuait de me regarder fixement. Son regard sur moi, de l'autre bout du jardin, m'avait calmé, apaisé. Je ne criais plus, je ne bougeais plus. On s'est connecté lui et moi. Je me suis baissé, sans m'avancer vers lui, comme pour lui faire comprendre que j'avais déjà intégré les premières règles : respecter les distances et rester à l'écoute. On était à la même hauteur lui et moi et on s'est regardé très longtemps. Il semblait calme mais décidé. Puis il a fermé les yeux et s'est mis à ronronner. C'est à cet instant que mon destin s'est lié à lui. Il m'avait choisi. Il s'était décidé. Il allait m'accompagner tout au long de ma vie.

J'ai beaucoup de souvenirs mais je me rappelle la première fois qu'il était là pour moi. C'était quelques années après notre rencontre. J'étais assise sur un trottoir, je pleurais. Le monde, en tous cas mon monde, venait de s'écrouler. Je ne voyais plus d'espoir nulle part. Alors, il est revenu à moi. Je l'ai vu arriver vers moi du coin de l’œil, toujours avec calme et sérénité. À ma hauteur, il s'est mis à ronronner puis se frottait contre moi, comme pour me faire ce câlin réconfortant dont j'avais tant besoin. Puis il m'a sauté dans les bras, m'a regardé droit dans les yeux, a arrêté de ronronner et m'a fixé durant de longues très longues minutes. Il avait raison. Le monde est toujours là. Mon monde est toujours là. Même dans les ruines et les cendres, on peut toujours tout reconstruire. En mieux, en plus solide, en plus beau.

Il ne m'a pas enseigné que le calme et la distance face aux évènements. Il m'a aussi appris à me défendre. Comme ce jour où j'étais poursuivi par trois garçons plus grands que moi. Des brutes sans cervelle qui ne vivent que pour martyriser leurs camarades de classe, des idiots sans avenir qui, jaloux, voulaient aussi détruire les autres, détruire ce qu'ils ne parvenaient pas à construire. Prise au piège face à eux, j'allais me laisser battre et abattre, mais je l'ai vu arriver en courant derrière eux. Il n'était plus calme du tout. Il était en colère. Il grognait, crachait, hurlait comme pour leur faire peur mais ils étaient déjà plus grands que moi alors forcément, ils étaient plus grands que lui. Mais plus grand ne veut pas dire plus fort. C'est ça que j'ai compris quand il a sauté et lacéré le visage d'un d'entre eux d'un bond. Plus grand ne veut pas dire plus rapide, m'enseigna-t-il en disparaissant derrière une poubelle comme pour se mettre à l'abri des éventuelles représailles. Et par surprise, j'ai donc frappé le premier dans le nez, le second dans le genou pendant que le troisième se tenait encore le visage. Je me suis enfuie mais ils ne m'ont pas poursuivi.
À la suite de ça, on m'a appelé par des noms bizarres. J'étais la sorcière, la nana aux chats, catwoman,... Mais je ne suis pas un personnage de comics ou de BD, je ne suis pas issue de la littérature, des films ou des séries. Je suis juste liée à un esprit animal qui me rappelle le lien de toute chose, qui me rappelle ma connexion à la nature et à mon état primal, qui n'est pas moins ou plus évolué, qui est simplement différent de mon statut de citadine sédentaire.

Adulte, le travail, la vie de famille, les responsabilités, le fric, les factures, les emmerdes, le trop plein de "putain", de "bordel" et de "merde" et tu meurs à petit feu. J'en crevais à petit feu. Et parfois, il crisait de me voir dans cet état. Il s'en prenait même à moi. Pourquoi tu m'agresses mec, tu te prends pour qui ? Tu génères encore plus de putain, de bordel et de merde ! Et le regard furieux. Ce regard furieux. Je le décevais. Et c'est là que j'ai compris. Le calme, je l'avais perdu. Après un énième combat de regard, c'est en le perdant que j'avais de nouveau gagné. J'avais retrouvé son estime, j'avais retrouvé mon calme, le recul, mon souffle et le pouvoir de dire "allez bien vous faire foutre, j'vais me taper une sieste après m'être (mentalement) lécher les couilles". Je ne suis pas morte tout de suite...

Avec l'âge, on perd quelque chose. On perd tout doucement son corps. On perd l'agilité, on perd cette absence de douleur. On perd cette sensation de contrôle. On oublie, on trébuche, on se décompose mentalement et physiquement. On tente de faire illusion jusqu'au moment où on cesse de fonctionner. C'est normal, c'est la nature. Les gens parlent de mourir de cancer, d'Alzheimer, de crise cardiaque, d'AVC, mais on meurt de vieillesse au fond. Et lui, il est toujours là. Il s'allonge le long de mon corps. Je sens son cœur battre près du mien. Il a déposé son nez juste sous mon menton. J'ai de plus en plus de mal à respirer mais je n'ai pas peur car il m'accompagne comme j'ai accompagné nombre des miens et nombre des siens. On s'est déjà beaucoup trop inquiété. Il est temps de se laisser aller.

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