3 janvier 2147. Stillorgan.
Mon aimée,
Je suis tellement fière de toi. Tu as été choisie. Les meilleurs se sont battus pour prendre part à cette glorieuse expédition. Peu d’entre eux ont été retenus. Tu en fais partie. Physique quantique, chimie, pilotage, il faut tout connaître pour intégrer la station R7-PEGASUS I. Il faut, en outre, être en parfaite condition physique. Je n’ai jamais doutée de toi…
Je suis fière, et tellement heureuse pour toi. C’est une place si glorieuse, et tu en rêvais tellement. Mais en même temps, me cœur se déchire devant l’immensité de ton absence qui s’annonce. Tu seras – tu es déjà – si loin. Et pour si longtemps…
Pour ma part, je n’ai pas été retenue pour prendre part à l’expédition en Antarctique qui me tentait. Je suis toujours sur liste d’attente. Le gouvernement ne m’a pas encore affecté. Je ne pense pas occuper une place extraordinaire, de toute façon…
Est-ce que tu fais bon voyage ? Est-ce que tout se passe bien ? Est-ce que tu penses à moi ?
Avec tout mon amour, toute ma tendresse, et – encore – toute mon admiration,
Ton amoureuse,
Lydia.
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4 janvier 2147. Station Spatiale R7-PEGASUS I.
Mon amoureuse,
Si tu savais ce que ça fait de voir sa planète, son berceau, ses racines – son PAYS !! – disparaître à l’horizon, pour n’être plus entourée que de l’immense vide de l’espace. Un vide démesuré, infini, oppressant, celui-là même qui habite mon cœur lorsque je pense à quel point tes lèvres sont loin des miennes.
Ici, tout se passe bien. Tout le monde s’attèle à sa tâche. Je gère l’intendance de tout un étage, contenant quelques dortoirs et les deux plus grands laboratoires de la Station. Nous sommes en train de construire, dans l’un d’eux, un énorme jardin botanique, pour étudier le développement des plantes dans l’espace, et pour retrouver un peu de notre Terre dans cet espace glacial. Pour retrouver un peu de toi, aussi… Ce cerisier sous lequel on s’allongeait, dans le parc près du lycée, te souviens-tu ? Je l’ai cloné, et reproduit. J’y passe mes quelques heures de libres, et je pense à toi… à nous… à nos mains qui jouent ensemble…
Je suis désolée que tu n’aies pas été affectée là où tu le souhaitais. Tu l’aurais méritée. Et puis nous aurions été un peu dans une situation similaire, bien que loin l’une de l’autre : l’Antarctique, c’est presque aussi froid et isolé que l’Espace…
Écris-moi, ne m’oublie pas. Je me languis de toi…
Ton aimée,
Hélène.
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15 janvier 2147. Dublin.
Hélène, mon cœur,
Dix jours pour recevoir ton message… Tu es déjà si loin… !
J’ai été affectée, enfin. Je suis infirmière dans l’hôpital central de Dublin. Ce n’est pas ce que j’espérais de mieux, mais je m’y sens utile. Les affrontements ont repris, ici, et les blessés sont nombreux. J’aurais préférée, comme toi, être scientifique, mais soigner des blessés, c’est quelque chose de noble.
Est-ce que tout se passe bien là haut ? Toutes les nuits j’observe les étoiles. J’essaie de reconnaître les constellations, mais ce n’est pas évident. Je me dis que tu es là, quelque part, et que même si je ne te vois pas, tu penses à moi et tu me protèges encore, comme tu l’as toujours fait.
Hier matin, vers cinq heures, un nouveau soldat blessé est arrivé. Un démineur qui, à la suite d’une erreur d’inattention, avait perdu sa jambe droite. Le système l’avait mal affecté… C’était horrible, il hurlait de douleur, quelqu’un avait fait un garrot de fortune mais le sang giclait dans tous les sens.
Il y a de longs débats en salle de pause. Doit-on soigner les gens mal affectés par le système ? Ne sont-ils pas plutôt une erreur de la société, une faute à corriger ? Je trouve ces idées dangereuses. Subversives, même. Qui sommes-nous, pour critiquer ainsi les décisions prises bien plus haut que nous ? Si cet homme devait être démineur, alors il devait être démineur. Ca a été calculé ainsi, pour le bien du plus grand nombre. Ces collègues qui piaillent et qui critiquent, elles ont été affectés infirmières et se prennent pour des ministres… ! Pour une raison qui nous échappe, il DEVAIT être démineur. Comme je dois être infirmière… Comme tu dois être loin de moi…
Mais je t’ennuie avec mes ragots de bas-étages, toi qui dois être bien occupée. À chaque battement de cœur tu t’éloignes de moi. Un battement, six-mille kilomètres. J’ai calculée…
Je suis si seule. Ne m’oublie pas.
Ton amour à jamais,
Lydia.
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21 mars 2147. Station Spatial R7-PEGASUS I.
Lydia,
Infirmière, vraiment ? Tu as raison, c’est noble. Et l’Hôpital Central de Dublin, c’est un établissement des plus prestigieux.
Mais il s’est passé plus de deux mois depuis l’envoie de ton message, aussi peut-être as-tu été réaffectée ?
Ici il y a beaucoup de travail. Les expériences scientifiques se passent bien, mais des évènements étranges perturbent le bon fonctionnement de la station. Sous prétexte que nous sommes loin de notre nation et de sa surveillance bienveillante, la discipline s’érode dangereusement.
Je n’oserais te parler de tout ce que j’ai pu voir ici que la morale réprouve. Je pensais passer la majeure partie de mon temps à gérer les laboratoires, mais hélas, l’intendance des dortoirs me cause plus de soucis et prive la science de mon temps, de mes talents et de mes ressources. Je devais être la plus grande scientifique de l’espace, et je me sens comme la simple concierge d’un bâtiment isolé de tout. Est-ce là tout ce que le système pense de moi, ou est-ce un imprévu ? Pardon, je ne devrais pas penser une chose pareille, ni remettre en cause tout ce qui fonde notre civilisation… Ce sont des doutes absurdes… Mais à qui pourrais-je les confier, si ce n’est à celle que j’aime… ?
J’ai détruit notre cerisier. J’en ai pleuré deux nuits entières… Mais il avait été souillé, perverti, par deux techniciens de laboratoire qui ont osés y perpétrer des actes abjects et sales, qui n’auraient de place nulle part ailleurs que dans une chambre reproductive. Ils ont salis nos souvenirs… J’étais dans une rage folle. Quand je regardais l’arbre, au lieu de penser à toi, je les voyais eux, nus comme des vers, en train de… Ah… Mais oublie ça…
Alors quand j’ai le temps de m’isoler un peu, pour penser à toi, je regarde tes vieilles photos sur l’ordinateur de ma cabine. Je zoome sur le grain de beauté si charmant au dessous de ta lèvre. Je compte tes tâches de rousseur. Ta présence me manque. Tes mains me manquent. Ta peau contre la mienne… Quand c’était interdit… Te souviens-tu ? Qu’est-ce qui me prend de l’écrire, si ça se trouve nos courriers sont lus… Enfin… Ils ne viendront pas jusqu’ici me chercher, n’est-ce pas ?
Nous avons terra-formés notre première planète. Tout s’est passé comme prévu. Et depuis à nouveau, l’immensité de l’espace, le vide, la solitude, le néant. Le néant… Jamais le « rien » ne m’avait paru si concret.
Je pense fort à toi, à chaque minute qui passe.
Ta princesse,
Hélène.
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12 mai 2150. Dublin.
Hélène, princesse de mes rêves,
Beaucoup de choses ont changés ici. J’ai reçu ton dernier message, il m’a paru si froid… Comme si cet Espace que tu décris te dévorait de l’intérieur. Trois ans pour le recevoir… Pour toi aussi j’imagine, tout a dû changer… J’espère que ça va mieux ?
Tu peux blasphémer autant que tu veux, critiquer le système sans peur… Il est tombé. Il n’existe plus. Nous avons perdu la guerre. Nous réapprenons doucement la notion de libre-arbitre, de liberté, c’est parfois grisant, parfois difficile. Souvent terrifiant… Mais c’est pour le mieux, nous l’avons tous appris dans la douleur. Le système se trompait. Et faisait beaucoup de mal. Chez les nôtres, et à l’étranger surtout… Nous n’avions pas idée du nombre de choses horribles que nos dirigeants et leurs machines faisaient au nom du « développement » et du « bonheur pour tous »…
Les intelligences artificielles ont été bannies de tout un tas de domaines, et c’est tant mieux. Leurs prédictions, nous le savons maintenant, étaient faussées. Manipulées.
Ici aussi, chez nous, notre arbre n’a pas survécu. Les bombardements… Notre lycée même n’est plus qu’un souvenir… Tout a changé oui, et nous sommes tous devenus libres. Pourtant, je suis restée infirmière. Je m’y suis résolue, et je crois que j’aime ce métier, tout compte fait. Soigner les corps flétris, soulager les douleurs de l’esprit. Pas besoin de « système » pour savoir que notre société en a cruellement besoin. Alors je suis fidèle au poste. Et toi ?
As-tu fais de grandes découvertes ? Terraformer une planète, transformer un environnement hostile en paradis habitable, cela doit être terriblement grisant et gratifiant !
Rentreras-tu un jour ? Depuis la chute du consulat, on ne parle plus du tout de votre expédition, ni dans les journaux, ni à la télévision, ni sur les réseaux. Il se murmure que vous coutiez trop cher, et que vous devrez vous en remettre à vous-même jusqu’à la fin de vos jours. Peut-être pourrez-vous créer un monde nouveau, plus harmonieux, moins violent, que celui qui nous a vu naître ? Je voudrais tellement te revoir, pourtant…
Si tu t’éloignes encore, tu ne devrais pas recevoir cet e-mail avant sept longues années. Si seulement je pouvais apprendre que tu avais fais demi-tour… Je l’espèrerais, chaque jour, jusqu’à ta prochaine réponse.
Une seule chose est restée intacte dans notre monde en ruine, c’est mon amour pour toi. Il grandit encore, tout empli de passion, à chaque minute qui passe, à chaque kilomètre que tu franchis.
Je t’aime,
Lydia. Ta Lydia.
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4 juillet 2162 – Station Spatiale R7-PEGASUS I.
Lydia,
Pardonne-moi de t’écrire si tard. Non seulement nous nous éloignons encore, mais notre système de communication connaît de graves disfonctionnements.
Nous avons appris ce qu’il s’était passé au pays. Cela nous a divisé comme jamais. Nous connaissions des problèmes de discipline, certes, je t’en avais parlé. Puis nous avions subis des vagues d’épidémies étranges d’apathie chez une très grande partie du personnel. Et enfin, de très nombreuses tentatives de suicide. Tu ne sais pas à quel point une infirmière de plus serait utile, ici…
Mais apprendre que tout avait changé « en bas » a donné lieu à de véritables émeutes. Il y a ceux qui voulaient rentrer, et ceux qui souhaitaient créer une société nouvelle. Parmi ces derniers, il y a ceux qui souhaitaient perpétuer l’ancien système, et ceux qui voulaient s’inspirer du monde nouveau et du vent de liberté qu’il offrait.
Rentrer, nous le savions tous pourtant, c’était impossible… Aucun budget n’existe pour nous rapatrier, pour construire les équipements nécessaires à notre retour. Et nous représentons trop « l’ancien monde », nous étions son avant-garde… Mise à part toi mon amour, je crains que plus personne sur Terre ne souhaite nous revoir.
Alors nous avons choisis de continuer notre route, tel des explorateurs. Et nous avons, nous aussi, choisis la liberté, finalement. Il a fallu penser au repeuplement, à la perpétuation de l’espèce. Tu m’en voudras sûrement de briser notre rêve de jeunesse, mais me voici maman… Sans toi… J’espère que tu me pardonneras. Je n’ai pas eu le choix. Ils s’appellent Steve (trois ans) et Stella (11 mois). Je crois que tu les aimerais… Malgré tout…
Nous ne sommes pas faits pour vivre dans les étoiles, Lydia. Notre espèce n’est pas faite pour ça. Beaucoup deviennent fous. Du jour au lendemain certains s’arrêtent de vivre, littéralement, ils s’assoient quelque part et restent prostrés jusqu’à mourir d’inanition. J’ai parfois l’impression de vivre dans un tombeau. Un cimetière géant, de 7 étages et de 600 000 tonnes. Moi je voulais rentrer. Moi je voulais te revoir. Te prendre dans mes bras. Parce que notre amour est la seule chose qui ait un sens dans mon existence.
Nous ne faisons plus d’expériences. Je maintiens le jardin botanique en état, cependant. C’est un havre de paix, on l’aime beaucoup sur la station. Je lui ai donné ton nom.
S’il te plaît, ne m’en veut pas, ne m’oublie pas, garde une place pour moi, si petite soit-elle, garde une place pour moi dans ton cœur.
Hélène.
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2 avril 2175. Dublin.
Mon Hélène,
Que te dire, après tant de temps ? Ta dernière lettre que je viens de recevoir est terriblement angoissante, et elle fut écrite il y a treize ans. Je ne sais même pas si tu es encore en vie… Je ne peux te répondre qu’à la manière d’une bouteille lancée à la mer, sans savoir si tu me liras un jour, et si oui, quand...
Mon aimée, non je ne t’en veux pas, je ne t’en voudrais jamais, oui j’aimerais tes enfants comme je t’aime, même sans les connaître jamais, et tu seras toujours tout pour moi. Je n’ai jamais aimée quelqu’un d’autre. Je n’aimerais jamais quelqu’un d’autre. Tu n’as pas qu’une « petite » place dans mon cœur, tu l’emplies en entier, et s’il bât encore, c’est parce que nos souvenirs lui donnent vie.
Tout ce que j’espère pour toi, c’est ton bonheur. Que tout ailles mieux sur la station, que tout se stabilise, et que tu puisses vivre épanouie, toi et tes enfants.
Une longue missive ne sert à rien lorsque tant de temps nous sépare. Alors je préfère dire l’essentiel. Le dire encore et encore.
Je t’aime. Hélène. Mon âme-sœur. Je t’aime.
Ta Lydia.
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22 décembre 2196. Stillorgan.
Nous avons finalement fait demi-tour, très peu de temps après ma dernière lettre. J’ai pu convaincre les autres. J’ai rouverts les laboratoires et fais construire moi-même nos modules d’atterrissage.
Pas le temps de tout raconter.
Toc toc toc ! Entends-tu ? Ouvre ta porte, vieille dame de mon cœur ! J’ai assez attendu, et j’avais oublié comme le climat par chez nous était froid, alors ouvre ta porte, que cette histoire se termine bien ! Ouvre ta porte, que je puisse te dire "je suis rentrée !" comme si j'étais partie hier. Deux vieilles femmes les larmes au bord des yeux, qui s'étreignent de toute leur force. C'est comme ça que je nous imagine. C'est comme ça que tout va se terminer. Je suis là !
Ton Hélène.
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