Sur l’Île de Hoëdic, il y a quelques siècles ou un peu plus, s’est passé une histoire que l’on raconte encore au coin du feu, les nuits de veillées. Une histoire d’éléments déchaînés, de rivalités fraternelles, d’âmes défuntes et de bleu turquoise. C’est une conteuse vieille comme le temps qui me l’a raconté quand j’avais 8 ans. Sa peau parcheminé, son regard sombre semblaient si âgés qu’on aurait pu croire qu’elle avait vu cette histoire de ses propres yeux. Je me demande encore si ce n’est pas le cas…
Sur l’Île de Hoëdic, donc, il y a quelques siècles ou un peu plus, vivaient deux jeunes frères qui s’aimaient presqu’autant qu’ils se disputaient ; C’était des frères, quoi. Chacun jaloux des possessions de l’autre, toujours à se battre pour un rien, mais solidaires quand il le fallait. Ils avaient alors 13 et 15 ans.
Derc’hen était le plus âgé. C’était aussi le moins agile, le moins costaud, mais – tout le monde au village le disait – sans conteste le plus malin.
Fañch était le cadet. Plus introverti que son aîné, il avait les pieds sur terre, n’était pas un rêveur comme son frère, savait tout réparer de ses propres mains. Il était si vif et rapide que d’aucuns prétendaient qu’il devait avoir du sang de korrigan dans les veines. C’était aussi le plus colérique et, quiconque l’aurait affirmé à sa portée d’oreilles se serait exposé à une petite raclée.
Un soir où – comme de nombreux soirs – ils s’étaient réfugiés avec des amis sur les rochers pour observer l’océan en se racontant des histoires qui font peur, Fañch demanda à son frère :
- « Pourquoi ici, l’eau est turquoise ? Avec papa quand on est allé au festival de Samain sur le continent, l’eau était bleue mais pas turquoise. Pas si lumineuse. Comme si quelque chose entourait l’île ! »
Derc’hen, qui faisait semblant de regarder l’horizon mais qui, bien souvent, lorgnait plutôt du côté d’Elowen, la plus jolie jeune fille du village, réfléchit un instant avant de répondre :
- « L’eau est turquoise comme les yeux d’Elowen. Elle rêve si souvent d’ailleurs en regardant la lune que celle-ci absorbe l’éclat de son regard et la réfléchit tout autour de Hoëdic ! » Il marqua une pause. « C’est donc parce qu’Elowen rêve d’ailleurs que c’est ici, les plus belles plages du monde. L’île est turquoise comme les rêves d’Elowen… »
Elowen sourit sans rien dire, mi gênée, mi amusée, habituée néanmoins aux envolées lyriques de son prétendant. Fañch, lui, haussa les épaules. « à force de toujours raconter n’importe quoi, un jour plus personne ne te croiras, comme dans la fable du garçon qui criait au loup… »
Comme il fallait bien qu’ils se disputent – ils se disputaient toujours – l’aîné le harangua : « Et bien prouve le moi, si j’ai tort, prouve le, que je dis n’importe quoi ! Tu le sais toi pourquoi l’eau est turquoise ? Non ? Alors tais-toi donc et respecte un peu ton grand frère ! »
Fañch haussa les épaules une seconde fois, prétendit qu’il le découvrirait bien un jour, pourquoi que l’eau est bizarre par ici, et la soirée continua avec des chants, des histoires, d’autres disputes et le bruit enivrant des vagues sur le rivage.
Tout le monde oublia bien vite cette histoire de turquoise. Tout le monde sauf Fañch, piqué au vif, qui en avait décidemment marre d’être considéré comme l’idiot de service, comparé à son frangin. Oh oui, il la trouverait, l’origine de la couleur d’émeraude de l’océan. Dusse-t-il le traverser de part en part. Il la trouverait, il la rapporterait, et il l’offrirait à Elowen comme présent, elle comprendrait alors qui est le plus digne de ses faveurs !
Fañch partit tôt le lendemain matin en direction du village voisin. Là vivait une dame dont on disait qu’elle avait 100 ans. Elle vivait entourés de chats noirs tous plus inquiétants les uns que les autres. Les plus grands d’entre eux pouvaient même parler. On la disait sorcière. Que ses malédictions avaient fait tomber des rois, sur le continent. Sornettes que tout cela ! Mais elle savait des choses, ça, oui. Fañch prit son courage à deux mains et frappa à la porte de sa maisonnette. « Pourquoi frapper pour entrer à l’intérieur », fit une voix gutturale, « alors que je suis dehors ? Que cherches-tu, mon enfant ? »
La vieille dame, presque invisible, émergea lentement des ombres de sa terrasse, et s’approcha du téméraire. « Je veux savoir pourquoi notre eau est turquoise ! » répondit-il avec aplomb.
La sorcière – car sorcière elle était, mais c’est une autre histoire – éclata d’un rire malsain avant de rétorquer, de mauvaise grâce : « L’eau de l’océan est bleue, stupide enfant. C’est ainsi et ça l’a toujours été. C’est la marche naturelle du monde. As-tu déjà vu de l’eau de mer jaune ? Ou rouge comme le sang ? Ou noire comme l’ébène ? Bien sûr que non, cervelle d’oiseau, parce que l’eau est bleue, qu’elle a toujours été bleue, et qu’elle sera toujours bleue... »
« Mais ce bleu… Ce bleu là.. Est différent de… Il n’est pas bleu comme, heu… » répondit Fañch. « Il est turquoise, oui ! » le coupa la sorcière en agitant la main, agacée. « Et alors ? »
« Alors… Alors mon frère dit que c’est à cause des yeux de la jeune Elowen, comme quoi qu’ils se reflèteraient dans la lune et tout ça… »
« AaaaaaaaAAAAH ? » fit la centenaire, qui soudain écoutait plus attentivement.
« Et que les rêves d’Elowen, heu, rendent notre eau bleue turquoise comme ses yeux et heu, à cause de la lune qui… »
« oooOOoooh ? Vraiment ? » - elle se grattait le menton.
« C’est… C’est donc vrai ?! » demanda le jeune garçon, qui avait bien remarqué le regain d’intérêt de son interlocutrice.
« Non, c’est n’importe quoi. Des amourettes d’adolescents attardés, AH ! » fit la vieille femme, de nouveau en colère. « Pourtant… Des yeux turquoises, tu dis….. Hmm… Bah. Baliverne. Écoute mon conseil, jeune écervelé. Moi, je puise mes forces et mon savoir de la Terre. Ce que je sais de la couleur turquoise, c’est qu’elle symbolise la guérison, la longévité. Et la rédemption par l’Amour. Mais de la mer, je ne sais rien. Que la Mer soit turquoise ou bleu-marine ou violette ou bleu azur, je n’y suis pour rien et je n’y connais rien. Va questionner ceux qui connaissent la mer. Adresse-toi aux vieux marins du port... »
Pas fâché de quitter pareille compagnie, Fañch partit rapidement en direction du petit port de pêche. Il courrait si vite qu’on aurait pu croire qu’il sautait d’arbre en arbre en traversant la vieille forêt.
« Qui connaît le mieux la mer ? » demanda-t-il en arrivant aux abords du port. « Prêt du gros bateau là bas, au fond ! » lui répondit-on. « Qui connait le mieux la mer ? » demanda-t-il au capitaine du gros bateau. « Demande plutôt au vieux Fergy, sur la vieille barque, à côté. » « Qui connait le mieux la mer ? » demanda-t-il au vieux Fergy. « Le vieux Pabeuc, à la taverne. Oh oui, lui il en sait des choses sur la mer ! ». Et comme la législation interdisant aux enfants de fréquenter les débits de boisson ne serait inventée que quelques siècles plus tard, notre histoire peut se poursuivre dans la petite taverne chaude et bruyante, où Pabeuc raconte ses histoires.
« Pourquoi le bleue de notre rivage est turquoise ? » lui demande Fañch. « Ah mais tu préfères pas que je te racontes la terrible histoire des tritons dévoreurs d’hommes de la Mer des Chants ? » « Non » persiste Fañch. « Pourquoi l’eau, ici, elle est bleue TURQUOISE ? » « aaaah, turquoise. Bleue. La mer… ça me rappelle cette histoire au large des 7 jumelles. Alors que nous naviguions vers l’Aquitaine pour… » « Non ! » le coupa Fañch, obstiné comme un garçon de son âge. « Pourquoi, ma question c’est POURQUOI, notre eau ici est bleue turquoise ?? »
« Ah, ça… » répondit le vieux marin. « C’est à cause… à cause… à cause……. »
« Oui ?! »
« à cause des… »
« à cause des ? »
« des tritons cannibales de la Mer des Chants ! Qui avaient encerclés notre navire alors que l’on rentrait d’Ecosse, les calles pleines d’alcool à… »
« C’est à cause des tritons que la mer est turquoise ?! » le coupa notre jeune héros.
« Hein ? Quoi ? Ah, ça ! Nooooon, oh non, juvénile imbécile… ça, c’est une vieille histoire ; Une vieille histoire qui ne se raconte pas… » Pabeuc tomba dans un mutisme qui semblait ne jamais devoir se terminer.
Fañch n’était pas aussi malin que son frère, d’accord, mais il savait quand même comment faire parler les adultes. Tous les enfants le savent. Et quelques rasées de whisky plus tard, Pabeuc redevint loquace : « Ton frère le poète n’a pas tout à fait tort, tu sais… Les rivages… Les rivages ont la couleur des âmes errantes qui les entourent… Et les âmes… Les âmes ont la couleur des yeux qui pensent à eux… »
Fañch parcourait doucement le sentier qui mène vers la plage, donnant de-ci de-là quelques coups de pieds à des pierres innocentes. Il avait passé la journée à poser des questions, et n’avait eu que des énigmes en retour. Eh bien puisqu’il le fallait, il irait, lui ! Il plongerait jusqu’au fonds des fosses marines, voir d’où viennent les couleurs…
J'aime beaucoup. Surtout l'humour. Toujours hasardeux, l'humour. Bien ouej. Et sans salir la poésie simple du conte. A quand la suite !
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