Texte du sujet: La mer - Sujet 3 : "Vie sous-marine"

Journal de La Sterne folle

J’ai dormi des siècles.

Rêveur, j’ai dormi, dormi des siècles sous le poids des flots. Je me souviens des vents. Je me souviens de l’ivresse des marées, la fureur du ciel. Une tombe pour chaque soldat ! La gorge des canons contre mon flanc ! Je me souviens des empires (le premier, le deuxième, celui d’après, et ainsi de suite). Surtout, je me souviens la chaleur dévorante de cet orbe dans le ciel, suspendu comme une orange radioactive.

Mais j’ai dormi.

Des siècles j’ai dormi, rêvé, rêvé. Aujourd’hui une algue a frôlé mon sourcil. Mon rêve s’est brisé contre la vague. Depuis le récif, j’ai tourné mon regard vers la surface. Au-dessus de moi tourne un banc de poissons, inquiet, non, sans doute pas, pressé, oui, un banc de poissons c’est toujours pressé. J’attends patiemment la lame qui finira par les disperser. D’autres, des plus petits, des solitaires, se repaissent de ma carcasse. S’ils savaient combien de terres j’ai accostées, et combien de fortunes j’ai ensevelies dans mon naufrage ! Mais ils ne sont pas inquiets, ils ne sont pas curieux. Les poissons sont des amis d’une constance remarquable. Il faut vivre enlisé dans le sable des profondeurs pour le savoir. Je comprends, depuis mon humble condition de vaisseau déclassé, que c’est un sacrifice conséquent au regard du bénéfice direct que l’on suppose en découler (à savoir, je rappelle, l’amitié des poissons). Mais nous ferions preuve d’une lamentable étroitesse d’esprit, et d’une inconvenance que je laisserai ici aux paquebots, traînières et autres échecs de l’ingénierie nautique, à ne pas prendre quelques temps pour admirer le caractère de cette formidable espèce.

Chaque jour, ils font ma toilette dans les moindres détails. Ils arrachent mes peaux vermoulues, mon bois croupi, chatouillent mes coudes de rouille. J’ai appris à connaître la douceur des écailles ; caressé de houles, orné de lichens, j’ai bu la coupe des sens et oublié les hommes. Des siècles de pillage sont allés à la mer, enterrés sous les coraux sages, avec la voile déchirée. De quoi, déjà ; de flèches ? De flammes ? J’ai oublié les hommes et leurs jouets mortels.

Ici la seule mort est une longue étreinte. La vague, sur la plage, invite en chuchotant – les haleurs me tiraient vers leur bave roulante – mais l’abysse chante sans paroles. Je suis béni d’avoir sombré à la nuit perpétuelle. Parfois le requin passe, renifle, vif et gracieux ; le monde entier se disperse, s’échappe, trébuche, revient. Les guerres du rivage ne pourront jamais qu’imiter les vertus du poisson.

La mer avale tout. Moi, elle me digère doucement, avec politesse. Elle me balade d’archipel en archipel, sans rien dire, verte et noire ; parfois le soleil perce les flots, il crie à travers l’onde des mots guerriers qui s’étouffent avant de parvenir à ma gangue de sable. Alors les Néréides – je les ai vues parfois, montées sur un char d’hippocampes – s’approchent de ma proue mutilée, tournent leurs blancs visages vers la surface et – et rien. Elles restent comme ça des heures (des jours ?), impassibles, graves, si graves, le soleil finit par se tordre de désir, de honte, je ne sais pas, les deux sans doute, le soleil est un enfant. Alors les nymphes s’en vont.

La mer tue aussi le temps. Sans le temps, il n’y a pas la mort. Les poissons, sachez-le, connaissent le temps mieux que personne, ou plutôt l’absence de temps. Les poissons sont coutumiers du vide, c’est bien pour ça qu’ils sont de si bonne compagnie. Les méduses n’ont rien à envier aux plus sereins des maîtres zens. Jamais je n’ai vécu meilleur échange que lorsque j’ai pris le thé pendant cinquante-quatre ans avec une pieuvre, chacun de ses tentacules affairé à ce que notre tablée demeure en équilibre.

Aujourd’hui la mer est noire, les îles sont masquées. Le concert des navires me parvient de la surface. Je ferme les yeux sur le vacarme des vivants, je me souviens, je me souviens du déluge, je me souviens des pluies féroces ; j’attends le jour où ils seront à mes côtés, mes frères, revenus à leur mère, les haleurs derrière eux attachés à la corde, flottant dans l’amour vert de l’océan jaloux.

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AirellaRed
J'en suis à trois texte que je lis de vous. Je suis fan, vraiment.
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Yoxigen
J'ai beaucoup aimé cette façon de "détourner" le sujet ! C'est très bien vu. Un texte plein de poésie !
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